« La contrainte sociale s’en prend aux cheveux et le plus souvent à ceux des femmes.(...) Symbole flottant, il marque à la fois la norme et sa contestation 1.»
Dans les recueils de folk songs 2 compilés par les folkloristes américains depuis la fin du XIX ème siècle, les images stéréotypées de femmes sont légions. De la femme faible, victime et naïve des vieilles ballades élisabéthaines du type «Pretty Molly» ou «The Dying Girl’s Message», aux harpies dont même le diable en personne ne peut supporter les caprices («Nine Little Devils»), en passant par les tentatrices et autres traîtresses dépeintes dans des chansons comme «Black Jack Daisy», «The Brown Girl» ou «The Tinware Man», les folk songs offrent un témoignage très riche des normes de genre et des représentations stéréotypées des femmes dans la société américaine du début du XXème siècle. 3
La citation en début d’article, extraite de la scénographie de l’exposition «Cheveux chéris. Frivolités et trophées» du musée du Quai Branly, entre en résonance avec les paroles de la chanson «Why Do You Bob Your Hair, Girls 4» trouvée dans une boîte d’archive de la collectrice de folk music américaine Sidney Robertson5 (1903-1995) à la bibliothèque du Congrès de Washington. Cette chanson très conservatrice et sexiste a été écrite par Blind Alfred Reed, un chanteur, compositeur et violoniste de Virginie élevé dans une famille très conservatrice, et enregistrée par lui en 1927 lors des fameuses bristol sessions 6.
«Why Do You Bob Your Hair, Girls» me semble être un bon point de départ pour aborder la question des rapports de pouvoir entre hommes et femmes et la construction de stéréotypes liés au genre qui traversent la pratique et les collectes de folk music dans les années 1930 aux États-Unis.
Avant de montrer en quoi cette chanson reflète la condition des femmes et les normes de genre dans l’Amérique des années 1930, et de proposer une analyse historique de son contexte d’interprétation et de collecte, j’aimerais revenir brièvement sur le contexte historique et sur les grandes questions qui jalonnent l’étude des collectes de folk music dans les années 1930 à l’époque de la Grande Dépression et du New Deal, notamment celles relatives à l’histoire des femmes et du genre.
Bref retour sur l’histoire de la grande migration dite du «Dust Bowl»
Ces migrants sont connus sous le sobriquet, au départ péjoratif, de Okies (contraction de Oklahomans). Au milieu des années 1930, par les effets conjugués de la crise économique et agricole, des grandes vagues de sécheresse et dans une moindre mesure des tempêtes de poussières causées par l’érosion des sols (Dust Storms), des centaines de milliers de travailleurs agricoles de la région des Grandes Plaines ont été contraints de quitter leurs foyers et de tenter leur chance dans les vallées agricoles industrialisées de Californie 7. Vantées par des prospectus mensongers leurs promettant un lieu d’abondance où il fait bon vivre (Garden of Eden) et où l’argent coule à flot, les migrants partent donc prospecter dans ces grandes exploitations agricoles de Californie.
Voiture de Okies sur la route 66 pour la Californie. Photographie de la FSA.
A leur arrivée, le rêve californien se transforme vite en cauchemar : l’affluence d’une main d’oeuvre à bas coup permet aux industriels de réduire les salaires au minimum, le manque d’infrastructures pour les accueillir les obligent à vivre sur le bord des routes, des épidémies se développent dans les camps de fortune et les «Californiens de souche», voyant d’un très mauvais oeil cet afflux de «bouseux», lancent des campagnes xénophobes très virulentes (contrôle policier à la frontière de l’état, exactions des vigilante men, sorte de milice mise en place pour garantir la sécurité des quartiers bourgeois, propagande eugéniste prônant une stérilisation massive des migrant-e-s, etc 8.)
"Vigilante men" par Woodie Guthrie
Les esprits progressistes de l’époque, en première ligne les agents du New Deal, sont profondément choqués par l’expérience de ces migrants et la xénophobie dont ils sont victimes en Californie. De nombreux artistes et intellectuels (certains d’entre eux faisant partie des programmes culturels du New Deal) prennent alors fait et cause pour cette population discriminée. On pensera bien entendu à l’écrivain John Steinbeck et à son célèbre roman Les raisins de la colère (The Grape of Wrath, 1939) adapté au cinéma par John Ford en 1941, ou aux Dust Bowl Ballads du chanteur engagé Woody Guthrie, ou encore aux photographies de la FSA, dont le portrait Migrant Mother de Dorothea Lange (voir plus bas) est le plus célèbre.
Il est intéressant de noter qu’une des stratégies de ces artistes et intellectuels pour créer de la compassion à l’égard des Okies est de souligner leur caractère WASP (white anglo saxon protestant). Or, avant cette migration interne aux Etats-Unis, les mexicains et afro-américains constituaient une main d’oeuvre encore plus docile et peu chère, dont peu de gens faisaient cas 9. En montrant au public que les migrants Okies sont des native stock et en les comparant aux pionniers de la conquête de l’Ouest, les esprits progressistes engagés en leur faveur espèrent légitimer et vanter les efforts du New Deal pour améliorer leurs conditions de vie. A cette fin, l’utilisation de la folk music est un outil très efficace, en particulier parce que les collecteurs mettent en avant les vieilles ballades élisabéthaines apportées sur le sol américains par les premiers colons anglais et écossais et constituant une partie du répertoire musical des migrants. Ainsi, plusieurs collecteurs (Charles Todd, Robert Sonkin, Margaret Valiant etc.) se rendent dans les camps de travailleurs migrants pour enregistrer leurs chansons en se focalisant sur les ballades d’origine anglo-saxonne. Les rapports quotidiens de Tom Collins contiennent également de nombreuses folk songs récoltées auprès des habitants du camp d’Arvin, dont la fameuse «Why Do You Bob Your Hair, Girls.»
Les collectes de folk music à l’époque du New Deal
De nombreux collecteurs, dans les années 1930, ont obtenu le soutient du gouvernement pour mener à bien leur collecte de folk music et dont les collections sont toutes archivées dans l’Archive of American Folk Song (créée en 1928 au sein de la division musique de la bibliothèque du Congrès). Le rôle social et politique de la musique est une préoccupation importante à cette époque et la sauvegarde, la promotion et la pratique de le folk music sont alors considérées (notamment par Eleanor Roosevelt10) comme un antidote efficace à la crise spirituelle causée par la dépression.
La Resettlement Administration 11et la Work Progress Administration 12 qui ont employé Sidney Robertson dans les années 1930, font parties des agences composant la «soupe d’alphabet» du New Deal du président Franklin Roosevelt. Après son élection en 1933, Roosevelt lance un vaste programme de réforme visant à relancer l’économie du pays et à apporter une assistance aux laissés pour compte de la Grande Dépression. En plus des grands travaux publics (construction de ponts, de barrages, réhabilitation des sols) qui emploient plusieurs millions de chômeurs, Roosevelt met en place une série de programmes artistiques et culturels, dont le double objectif est de créer des emplois pour les artistes et intellectuels et de promouvoir une culture nationale, reflétant les idéaux progressistes et démocratiques de son gouvernement et mettant à l’honneur le «common man» autrement dit le «folk».
Tous ces programmes ont en commun la volonté de documenter (que cela soit par la photographie, les récits littéraires ou encore la musique) la vie quotidienne et la culture des américains du commun (agriculteurs, ouvriers, artisans etc.). Les employés de ces programmes recueillent des témoignages d’anciens esclaves, photographient la misère éprouvée par les métayers contraints à vivre sur le bord des routes, rédigent des guides touristiques dans un esprit régionaliste, et enregistrent la musique des mountaineers des Appalaches, des populations noires du Sud, des bûcherons de l’Upper Midwest ou encore des ouvriers des mines.
C'est dans ce contexte que la chanson «Why Do You Bob Your Hair, Girls», a été restrancrite par Tom Collins, le 3 septembre 1936. Collins est alors le directeur du camp pour travailleurs agricoles migrants d’Arvin à Bakersfield, en Californie. Ce camp, ainsi que 18 autres du même type, ont été mis en place par la Farm Security Administration (nouveau nom de la RA à partir de 1937, cf: note sur la RA) pour accueillir le flot de migrants venus des Grandes Plaines pour trouver du travail dans les grandes industries agricoles de Californie.
«Lady on Wheels» :
Sidney Robertson, collectrice de folk music à l’époque du New Deal.
J’ai trouvé la chanson «Why Do You Bob Your Hair, Girls» dans les papiers de Sidney Robertson, une collectrice de folk musicsurtout connue aujourd’hui en tant qu’épouse du compositeur ultra-moderniste Henry Cowell. Comme l’explique Peter Stone: «Les artistes masculins tendent à être mieux connus que leurs femmes, même si ces dernières ont mené des carrières remarquables, et les compositeurs tendent à être mieux connus que les musicologues. Même si cette situation est en train de changer, c’est toujours le cas avec Sidney Robertson Cowell 13.» Entre 1936 et 1940, Sidney Robertson a enregistré sur disque des centaines de folk songs au quatre coins des États-Unis. Aujourd’hui à la marge de l’historiographie des collectes de folk music, Robertson est pourtant considérée comme une collectrice pionnière par un certain nombre de spécialistes. Elle est notamment la première à inclure dans ses collections des chants non anglophones (chants arméniens, basques, hongrois, italiens, lithuaniens, portugais, russes etc.) généralement éludés par les folkloristes de son époque.
Alors que de nombreux travaux ont été menés sur les relations de pouvoir homme/femme dans les cercles de musiciens, encore trop peu s’intéressent à la situation des collectrices. Sidney Robertson fait partie de ces nombreuses femmes dont l’apport à la discipline folklorique a été minoré, certes pas uniquement, mais en partie en raison de leur genre. N’importe quelle personne s’intéressant un tant soit peu à la folk music aura entendu parler de John et Alan Lomax, mais combien d’entre eux connaissent le rôle joué par leurs épouses respectives, Ruby Terrill Lomax et Elizabeth Lomax ?
Étudier le parcours professionnel d’une femme collectrice pourrait apporter des éléments de réponse à cet état de fait, et nous éclairer sur les relations entre hommes et femmes dans les années 1930 aux États-Unis.
«Why Do You Bob Your Hair, Girls ?» une chanson qui reflète la condition des femmes dans les années 1930.
Voici une traduction des paroles de «Why Do You Bob Your Hair, Girls»:
«Pourquoi coupez-vous vos cheveux au carré, les filles ?»
«Why Do You Bob Your Hair,Girls ?»
Pourquoi coupez-vous vos cheveux au carré, les filles ?
Vous avez vraiment tord,
Ils disent que c'est tout à votre honneur.
Et que vous devez les porter long.
Vous avez abîmé vos jolis cheveux, les filles,
Pour vous donner un style,
Pour être à la mode,
Donc avant de couper vos cheveux au carré, les filles, Arrêtez-vous un moment et réfléchissez-y.
Pourquoi coupez-vous vos cheveux au carré, les filles ?
C'est une honte abominable,
De voler la tête que Dieu vous a donné,
Et de porter le nom de flappers,
Vous annihilez vos charmes,
Et c'est un affreux pếché,
Donc ne coupez jamais vos cheveux au carré, les filles,
Vos cheveux appartiennent aux hommes.
Pourquoi coupez-vous vos cheveux au carré, les filles ?
Ce n'est pas si joli,
C'est juste pour rester à la mode,
Et ce n'est pas de l'avis du seigneur,
Et à chaque fois que vous les coupez,
Vous rompez le commandement de Dieu,
« Vous ne pouvez pas couper vos cheveux, les filles,
Et attendre la terre promise. »
Pourquoi coupez-vous vos cheveux au carré, les filles ?
Ce n'est pas une chose à faire,
Portez-les juste, portez-les toujours,
Et soyez juste envers le Seigneur
Et lorsqu'avant le jugement
Vous rencontrez le seigneur là-haut,
Il vous dira « bienvenue, promeneur lointain,
Car vous n'avez jamais coupé vos cheveux au carré. »
septembre 1936 à Arvin.
Why do you bob your hair girls,
You're doing mighty wrong,
They say it is your glory,
And you should war it long.
You've spoiled your lovely hair, girls,
To put yourself in style.
So before you bob your hair, girls,
Just stop and think awhile.
Why do you bob your hair girls,
It is an awful shame,
To rob the head god gave you,
And war a Flapper's name.
You're taking off your charm,
And it's an awful sin.
So don't never bob your, girls;
Your hair belongs to men.
Why do you bob your hair girls,
It does not look so nice.
It's just to keep in fashion,
And it's not the Lord advice.
And every time you bob it,
You're breaking god's command.
« You can not bo your hair, girls
And reach the pormised land. »
Why do you bob your hair girls,
It's not the thing to do.
Just wear it, always wear it,
And to the Lord be true.
And when before the Judgement
You meet your Lord up there,
He'll say, « Well done, for one thing,
You never bobbed your hair. »
Une chanson rétrograde, contre l’émancipation des femmes.
Depuis l’Antiquité, la chevelure des femmes revêt un pouvoir symbolique très fort et semble être un puissant objet de fantasme pour les hommes. On pensera à la figure de la sirène dont les cheveux sont à la fois hameçons et filets, à l’allégorie de la Renaissance personnifiée par une femme aux cheveux longs, ou encore à la longue chevelure de la princesse Raiponse qu’une méchante sorcière a faite prisonnière dans une tour (conte allemand recueilli par les frères Grimm) 14.
Évidemment il s’agit là d’une représentation de l’homme de Cro-magnon qui reflète les fantasmes et la condescendance de l’homme moderne et non pas les moeurs de nos lointains ancêtres !
Louise Brooks ( 1906-1985) Actrice américaine emblématique du mouvement des flappers
Il semblerait également que le contrôle de la chevelure des femmes par les hommes soit un puissant vecteur de l’ordre social et de la domination masculine. De l’image stéréotypée du cro-magnon brutal tirant sa femme par les cheveux, à l’humiliation des femmes tondues à la Libération, en passant par la femme adultère du Moyen Age dont on coupe les tresses, les hommes s’en sont pris aux cheveux des femmes pour asseoir leur pouvoir, les punir et les humilier.15
A l’évidence, l’émancipation des femmes passe aussi par la reprise du contrôle de leurs cheveux. Ils sont en effet un très fort marqueur identitaire et lorsque les flappers des années 1920 ont commencé à raccourcir leur jupes et à arborer des coupes courtes, il s’agissait, pour certaines, d’un acte politique très fort. La chanson «Why Do You Bob Your Hair, Girls» fait d’ailleurs référence aux flappers (équivalant des garçonnes françaises), ces jeunes femmes modernes et émancipées, issues des milieux bourgeois et urbains, aux moeurs légères, qui s’enivrent et fument en écoutant du jazz.
De nombreuses historiennes et historiens ont montré les limites du mouvement flappers,
notamment en ce qu’il ne concerne que des jeunes femmes issues de milieux aisés ; leurs revendications sont restées assez superficielles et n’ont pas profondément remis en cause la condition des femmes. Il s’agit néanmoins, dans une société très patriarcale, d’un soubresaut féministe notable.
Blind Alfred Reed: un protest singer réactionnaire
Blind Alfred Reed, l’auteur de la chanson «Why Do You Bob Your Hair, Girls» à travers son refus de voir les jeunes filles se couper les cheveux au carré, condamne ce mouvement et le relaye à un simple caprice. L’injonction « Donc avant de couper vos cheveux au carré, les filles, Arrêtez-vous un moment et réfléchissez-y» montre bien que l’auteur considère qu’il s’agit là d’un acte non raisonné, fait sur un coup de tête. Il le dépouille ainsi de sa valeur politique et contestataire.
Les femmes sont présentées comme des êtres superficiels, elles se coupent les cheveux «Pour (se) donner un style, Pour être à la mode». On retrouve encore une fois la dualité entre l’homme, être raisonné et la femme, être passionné.
«Vous annihilez vos charmes»
Cette chanson reflète l’esprit extrêmement genré et inégalitaire de la société américaine des années 1920/30. Son caractère misogyne culmine à la fin du deuxième couplet avec cette allégation de possession: «Vos cheveux appartiennent aux hommes.»
L'auteur utilise de façon récurrente l'autorité de Dieu et de la religion pour asseoir ses arguments. Ce faisant, il relit les femmes à l'état de nature, et fait d'une norme sociale une injonction divine. Il s'agit d'une opposition très courante : l'homme serait un être de culture, la femme un être de nature.
Notons également l’interprétation biblique très audacieuse de l’auteur à la fin du dernier couplet:
«Et lorsqu'avant le jugement
Vous rencontrer le seigneur là-haut,
Il vous dira « bienvenue, promeneur lointain,
Car vous n’avez jamais coupé vos cheveux au carré16»
... Pour sûr, Dieu n’aimait pas les flappers !
On pourrait évidemment objecter que cette chanson est plutôt humoristique, qu’il ne faut pas la prendre au premier degré. Il faut tout de même garder en tête le fait que l’humour et la caricature sont des outils souvent utilisés pour véhiculer des idées sexistes et phallocrates, permettant de les minimiser (à titre d'exemple, il suffit de regarder les campagnes de publicité sexistes de Monoprix pour s’en convaincre).
Blind Alfred Reed, l'auteur de cette chanson, était connu pour ses paroles très conservatrices et populistes. Il a d'ailleurs été considéré par certains comme l’un des tous premiers protest singers 17. Et puisque l’on parle de protest singers réactionnaires, j’en profites pour mentionner une chanson de Merle Haggard, un descendant des migrants dont il était question plus haut. Haggard est un exemple souvent utilisé par les historiens pour montrer le revirement conservateur des communautés Okies de Californie à partir des années 1950-1960 (certains l’étaient déjà bien avant).
«Okie From Muskogee» par Merle Haggard, 1968
Deuxième niveau de lecture: le contexte d’interprétation et de collecte de cette chanson.
Mettons maintenant en regard ces quelques remarques sur les paroles de «Why...» avec les discriminations dont sont victimes les femmes dans les années 1930 aux États-Unis.
Le New Deal a fait l’objet de différentes interprétations par les historiens. Selon certains, il s’agit d’une «deuxième révolution», marquée par des mouvements de réformes très radicaux ayant bouleversé la vie des citoyens américains. D’autres ont montré les aspects plus conservateurs de la politique de Roosevelt, notamment en ce qui concerne le traitement des minorités : les Afro-Américains étaient par exemple exclus de la plupart des programmes d’emplois subventionnés.
La situation n’est pas non plus idéale en ce qui concerne la condition des femmes:
Selon l’historienne de l’art Barbara Melosh : “Le New Deal est le seul mouvement de réforme libéral américain à ne pas être accompagné d’une résurgence du féminisme18.” Dans un contexte de crise, où le chômage atteint des sommets, les femmes salariées sont violemment stigmatisées. Les femmes mariées qui travaillent sont accusées de voler le travail des hommes pour satisfaire des désirs frivoles (s’acheter des bijoux, des vêtements, du chocolat etc.). D’ailleurs, la législation encadrant les emplois subventionnés par le New Deal a été assortie d’une clause pour les personnes mariées stipulant qu’un seul membre de la famille a le droit d’en bénéficier, presque toujours le mari. Malgré les représentations de femmes indépendantes et combatives de certaines productions de l'époque (notamment théâtrales) rendant hommage aux femmes ouvrières ou travailleuses agricoles (voir aussi le personnage de Ma Joad dans Les raisins de la colère de John Steinbeck, matriarche déterminée et combative), on assiste à un retour en force de l’idéologie traditionnelle du genre où la place de la femme est à la maison, auprès des enfants, derrière les fourneaux...
En tant que «New Woman» (femme indépendante, ayant un rôle public), Sidney Robertson est confrontée à de nombreuses réactions misogynes de la part de certains de ses collègues, dont elle témoigne dans ses notes de terrain. Elle raconte par exemple qu’il était très mal vu qu’une femme voyage seule en voiture, comme elle le faisait durant ses expéditions de collecte, et que lorsqu’elle descendait dans des motels elle devait prouver qu’elle travaillait pour le gouvernement, faute de quoi elle était prise pour une prostituée et priée de quitter les lieux.
Cette chanson a été enregistrée pour la première fois en 1927 par son auteur Blind Alfred Reed, lors des Bristol Sessions organisées par Ralph Peer, un producteur de musique pionnier qui a été le premier à avoir l’idée de faire des enregistrements commerciaux de terrain 19
Une autre version de cette chanson, interprétée par Laura Wasson, a été enregistrée dans l’Arkansas en 1942 par le folkloriste Vance Randolph, ami intime de Sidney Robertson et spécialiste de la région des Ozarks.
Comme je l’ai dit plus haut, Sidney Robertson n’a pas recueilli elle-même les paroles de cette chanson. Elle fait partie de la collection de paroles de chansons chantées par les migrants récoltées par Tom Collins dans le camp d’Arvin de Bakersfield, que Robertson a récupéré pour l’inclure dans ses archives documentant la folk music de Californie.
Collins a joué un rôle très important dans l’établissement des camps pour travailleurs migrants de la FSA où les Okies pouvaient profiter de logements salubres, de l’eau courante, d’une infirmerie, d’une école et de programmes culturels tels que l’organisation de match de boxe, ou de bals dansants.
En tant que directeur du camp d’Arvin, Collins était chargé d’organiser et de gérer la vie en communauté dans le camp. Il rédigeait des rapports quotidiens très détaillés, que lui et Steinbeck ont d’ailleurs projeté de publier (Collins était le «guide" de Steinbeck lorsque celui-ci faisait des recherches dans le camp d’Arvin pour son livre Les Raisins de la colère).
Voici comment Tom Collins dresse le contexte d’interprétation de «Why Do You Bob Your Hair, Girls» dans son rapport:
«Nous n’étions pas surpris qu’une telle chanson soit chantée, parce qu’il y a une histoire derrière. Il y a trois mois, une famille est arrivée dans le camp. Il y avait une fille de 15 ans. (...) Les vieilles femmes aimaient venir dans la tente de cette famille coiffer les longs cheveux de la jeune fille. (...) La mère et la fille se disputaient souvent parce que la fille voulait se faire couper les cheveux au carré. Il y a deux semaines, la famille a déménagé. (...) Lundi, la jeune fille est revenu dans le camp pour rendre visite à une de ses amie. Le premier soir, elle écrit à son père pour lui dire qu’elle s’amuse énormément etqu’il faut qu’il attende la fin de la danse du samedi soir pourvenir la récupérer. La raison ? Elle attend d’avoir l’opportunité de SE FAIRE COUPER LES CHEVEUX !! (...)»
«Camp FSA de Calipatria, Imperial Valley, Californie.» Feb. 1939. Photo par Dorothea Lange. Courtesy Library of Congress, Prints and Photographs Division, fsa/owi Collection, LC-USF34-019104-E.
«Les vieilles femmes du camp se sont réunies pour prier pour l’âme de la fille ( même si n’était impliquée que sa tête.) Plus tard, peu de temps après que la jeune fille soit arrivée sur la piste de danse pour le bal, la chanson était chantée. Trois filles ont chanté cette chanson... de 18, 16 et 15 ans. Il est étrange de noter que toutes avaient les cheveux au carré.»
Collins ne dit rien sur le caractère choquant des paroles, on peut néanmoins deviner son point de vue lorsqu’il se moque des vieilles femmes qui prient pour sauver l’âme de la jeune fille. Collins, comme Robertson, fait partie des esprits progressistes, laïcs et humanistes de l’époque et l’un des objectifs de son travail est d’aider les migrants à cohabiter entre eux pacifiquement. Il faut dire que les familles logées dans les camps FSA ont des origines sociales, des croyances religieuses et des opinions politiques très différentes.
Le commentaire de Collins nous apprend plusieurs choses sur la vie en communauté dans le camp d’Arvin, à commencer par les conflits générationnels au sein de la communauté des migrants. Au niveau musical, ce fossé générationnel est frappant. Alors que les jeunes adolescents n’ont d’yeux que pour les nouveaux cowboys chantants qui inondent la scène musicale californienne d’alors, leurs parents et leurs grands parents ont un répertoire plus traditionnel de vieilles folk songs et de ballades anglo-saxonnes. Bien évidemment, les collecteurs d’alors se désintéressaient totalement des nouvelles chansons diffusées à la radio, il fallait à tout prix sauvegarder l’image romantique du Okie perçu comme un «living musical ancestors». C’est pour cette raison que des collections comme celle de Todd et Sonkin sont composées en grande majorité de vieilles ballades élisabéthaines. Seules les chansons récentes, écrites par les migrants eux-même et témoignant de leur expérience de migrants étaient incluses dans leur collection, venant ainsi bousculer le canon d’authenticité.
Gene Autry, le plus célèbre des cowboy chantant de l’époque.
Il y aurait beaucoup d’autres thèmes à aborder, comme celui de l’organisation des soirées dansantes par les travailleurs sociaux du camp d’Arvin afin d’entretenir un esprit de solidarité entre les migrants. Ou encore, analyser de manière plus approfondie les commentaires de Tom Collins et montrer en quoi son discours traduit sa position de médiateur entre les membres de la communauté d’une part, et entre le gouvernement et le public d’autre part.
Il est donc difficile de conclure de manière définitive cette tentative de présenter «Why Do You Bob Your Hair, Girls» à partir des deux niveaux de lecture que nous offre l’étude des collectes de folk music, à savoir, d’une part le contenu de ce chant à proprement parler et d’autre part le contexte d’interprétation et de collecte. Je préfère conclure en musique avec cette version de la chanteuse et actrice américaine originaire de Virginie Ann Magnuson (1956-.) extraite de l'album "Always Lift Him Up: A Tribute to Blind Alfred Reed".
Post scriptum : la photo de Lady Gaga est trompeuse, il s'agit bien d'une reprise par Magnuson !
Camille Moreddu - 9 juillet 2013
«Why Do You Bob Your Hair, Girls»par Virginie Ann Magnuson
Ouvrages et articles cités
ARLEO, Andy, How Can a Poor Man Stand Such Times and Live? Transformations of a Depression-era protest song. Colloque "Contester en chanson", Université de Poitiers, 18-19 novembre 2009
FILENE, Benjamin, Romancing the Folk, Public Memory and American Roots Music, The University of North Carolina Press, Chapel Hill, 2000
GREGORY, James N.,American Exodus: The Dust Bowl Migration and Okie Culture inCalifornia. Oxford and New York, Oxford University Press, 1989
GUMPLOWICZ, Philippe, Les résonances de l’ombre, Fayard, Paris, 2010
KERST, Catherine Hiebert. “Outsinging the Gas Tank: Sidney Robertson Cowell and the California Folk Music Project.” Folklife Center News 20 (1998): 6–12
LACHAPPELLE, Peter, Proud to Be an Okie: Cultural Politics, Country Music, and Migration to Southern California, University of California Press, 2007
LESEUR, J. Geta, Not All Okies Are White: The Lives of Black Cotton Pickers in Arizona, University of Missouri Press, Columbia, 20
MELOSH, Barbara, Engendering Culture: Manhood and Womanhood in New Deal Public Art and Theater, Smithonian Institution Press, Washington, 1991
The Sidney Robertson Cowell Collection, Music Division, Library of Congress, Washington D.C
California Folk Music Project records, 1938-1942, Music Library, UC Berkeley.Sidney Robertson’s California Folk Music Project, American Folklife Center, Library of Congress, Washington D.Chttp://memory.loc.gov/ammem/afccchtml/
Voices From the Dust Bowl: The Charles L. Todd and Robert Sonkin Migrant Worker Collection, American Folklife Center, Library of Congress, Washington D.Chttp://memory.loc.gov/ammem/afctshtml/
America From the Great Depression to World War II, Black-and-White Photographs From the FSA-OWI, 1935-1945, American Memory, Library of Congress, Washington D.C http://memory.loc.gov/ammem/fsahtml/fahome.html
Notes
1 Extrait de la scénographie de l’exposition «Cheveux chéri. Frivolités et Trophées» du musée du Quai Branly
2 Les notions très malléables, ambiguës et élusives de folk songs et de folk music n’ont pas vraiment de valeur descriptive à proprement parler. Les folkloristes et collecteurs leur ont donné des significations très différentes voire antagonistes au fil de l’histoire, reflétant leurs idéaux et leurs mentalités.
4 «Pourquoi vous coupez-vous les cheveux au carré, les filles ?» ( toutes les traductions dans cet article sont de moi, pardonnez leur qualité médiocre.)
5 Si vous souhaitez en savoir plus sur la vie et le travail de Sidney Robertson (Cowell), je vous renvoie à mon blog, vous y trouverez une bibliographie des travaux lui étant consacrés : Histoire d’une chasseuse de chansons : http://histoiredunechasseusedechanson.blogspot.fr/
7 GREGORY, James N., American Exodus: The Dust Bowl Migration and Okie Culture inCalifornia. Oxford and New York: Oxford University Press, 198
8 LACHAPPELLE, Peter, Proud to Be an Okie: Cultural Politics, Country Music, and Migration to Southern California, University of California Press, 2007
9 LESEUR J. Geta, Not All Okies Are White: The Lives of Black Cotton Pickers in Arizona, University of Missouri Press, Columbia, 2000
10http://www.gwu.edu/~erpapers/myday/ : site du ELEANOR ROOSEVELT PAPERS PROJECT proposant aux lecteurs les chroniques quotidiennes d’Eleanor Roosevelt pour le New York Times ( 1935-1962). Le mot-clef «folk song» apparaît dans 30 de ses chroniques et sur les 30, 25 ont été écrites entre 1935 et 1944.
11 La Resettlement Administration est une agence fédérale créée en 1935 et dirigée par l’économiste réformiste Rexford Tugwell afin d’apporter des solutions aux problèmes de pauvreté chronique en milieu rural, par le biais d’un programme de réhabilitation des sols, d’un contrôle de la production agricole et de la création de communautés semi-agricoles et semi-ouvrières visant à offrir des conditions de vie décentes aux fermiers et ouvriers dépossédés. ( à partir de 1937, la RA est rattaché au département d’agriculture et devient la Farm Security Administration). La RA, puis la FSA, sont dotées d’un département culturel pour promouvoir leurs réformes auprès du grand public et pour proposer des activités culturelles et artistiques aux agricoles et ouvriers.
12 Le Work Progress Admnistration ( renommée la Work Project Administration en 1939) a été crée par ordre présidentiel le 6 mai 1935, il s’agit de la principale agence du New Deal. Elle est dirigée par Harry Hopkins et employa plusieurs millions d’Américains au chômage. Cette administration organisa de grands projets tels que la construction d’écoles, de barrages ou de ponts. Elle abritait également les principaux programmes culturels du New Deal: Le Federal Art Project, le Federal Theatre Project, le Federal Music Project, le Federal Writer Project et une section historique. Cette agence ferma en 1943.
14 Les cheveux (longs) sont signe de féminité donc de séduction, ce qui est synonyme de différenciation et de hiérarchie homme/femme. Ainsi le cheveu fait partie d'un ensemble de codes genrés et d'un système de contrôle social du corps (ainsi que le vêtement, l'épilation, mais aussi la nourriture, les postures du corps, l'occupation de l'espace, la manière de parler (ou les injonctions à se taire), etc) qui participent activement de la domination masculine et ont pour particularité d'être intégrés par les femmes (et par les hommes), dès l'enfance, jusqu'à devenir un habitus, qu'il est difficile de modifier et souvent dangereux de transgresser.
Cela dit, ces codes ne sont pas fixés une fois pour toutes ni universels : ils varient selon les époques, les lieux et les cultures. (par exemple la pilosité a pu être valorisée chez les femmes comme un symbole de séduction, alors qu'aujourd'hui en Occident, elle est « proscrite »).
Dans le contexte dont il est ici question, le cheveu long symbolise le cantonnement des femmes à la sphère de la séduction et de la sexualité, les excluant de la vie intellectuelle, spirituelle, et donc du pouvoir (« Cheveux longs, idées courtes »...). Elles ont pour rôle d'être des objets sexuels, des épouses et des mères. Se couper les cheveux manifeste donc une prétention à ressembler aux hommes en en revêtant les codes et les attributs, tout comme porter un pantalon ou fumer.
15 Exposition du musée du Quai Branly «Cheveux chéris»
16 Je cite ici la version présente dans les papiers de Tom Collins, la version originale de Blind Alfred Reed est un peu différente.
17 ARLEO Andy, How Can a Poor Man Stand Such Times and Live? Transformations of a Depression-era protest song. Colloque "Contester en chanson", Université de Poitiers, 18-19 novembre 2009
18 MELOSH, Barbara, Engendering Culture: Manhood and Womanhood in New Deal Public Art and Theater, Smithonian Institution Press, Washington, 1991, p.1
19 FILENE, Benjamin,Romancing the Folk, Public Memory and American Roots Music, The University of North Carolina Press, Chapel Hill, 2000
20 GUMPLOWICZ, Philippe,Les résonances de l’ombre, Fayard, Paris, 2010